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04 Jul

Simone Veil nous a quitté ()()()

Publié par La pintade rose  - Catégories :  #Femmes Femmes...

Paix à son âme et un repos bien mérité...

Hommage à cette grande Dame, je lui dois tant de choses. 

Respect et salut, toi qui as bravée la mort.

Tes combats ont été les miens ... je te salue.

En 2007, à l’occasion de la sortie de son autobiographie, Une Vie, nous avions rencontré Simone Veil et l’une de ses petites-filles, Deborah, avec qui elle partage sa foi en l’humain et sa belle énergie. Entretien croisé.

Viviane Chocas et Fabienne Meyer (entretien initialement paru en 2007)

Madame Figaro. – Ce qui frappe d’emblée dans votre livre, c’est votre liberté totale de parole. Depuis que vous avez quitté vos plus hautes fonctions (1), vous n’êtes plus soumise au devoir de réserve ? 
Simone Veil. – J’avais envie d’écrire, depuis plusieurs années déjà. Dégagée en mars dernier de mes activités officielles, je pouvais aborder librement certaines questions. Je n’ai jamais eu envie de faire une carrière politique, jamais vraiment eu d’ambition pour cela. Les choses se sont faites un peu malgré moi, par hasard. Dans certains cas, par chance. J’aime faire des choses, pouvoir les maîtriser. J’ai toujours eu beaucoup de mal à m’inscrire dans un parti, je suis trop indépendante. En 1979, j’ai choisi d’entrer à l’UDF parce que Giscard m’avait demandé de conduire une liste pour les élections européennes. C’était la première fois qu’il y avait un Parlement élu au suffrage universel, avec en plus une femme à sa tête. J’ai eu l’impression exaltante de symboliser l’Europe, d’être son visage. Certains s’étonnaient qu’après avoir été déportée je sois à ce point attachée à la réconciliation franco-allemande.

Européenne, vous l’étiez dès 1945…
Simone Veil. –
 C’est la leçon de ma mère. Mon père, prisonnier de guerre en 1914 à Maubeuge, était viscéralement antiallemand. Maman pensait, elle, qu’on aurait dû écouter ceux qui étaient pour la paix : Gustav Stresemann, Aristide Briand… Dès mon retour des camps, j’étais convaincue que si nous ne faisions pas la paix cette fois avec les Allemands, nous étions bons pour une troisième guerre mondiale et des horreurs encore pires – si cela était possible – que celles qu’on avait vécues. Pour les générations futures, il fallait construire cette Entente qui, à mes yeux, ne devait pas se limiter à l’Allemagne et à la France. Au sortir de la guerre, on ne s’imaginait pas que l’Union soviétique disparaîtrait, et que l’on pourrait faire l’Europe avec les pays de l’Est. Pour moi, cela a été une grande satisfaction. Mais je trouve que nous avons été très mesquins avec ces pays. Regardez récemment avec le référendum…

En janvier 2005, vous êtes allées ensemble à Auschwitz pour le soixantième anniversaire de la libération des camps. Qu’est-ce que ce voyage a changé entre vous ? 
Deborah Veil. – C’était très important pour moi de faire ce voyage avec ma grand-mère, plutôt qu’avec ma classe. Nous y sommes donc allées, avec mon père, mon oncle, mes cousins également.
Simone Veil. – Parmi les petits-enfants (Simone Veil en a douze, NDLR), certains n’ont pas souhaité venir. On les a laissés complètement libres. Un de mes fils avait toujours dit que jamais il ne pourrait le supporter. J’ai compris. Il ne faut jamais forcer les gens. C’est très personnel, une réaction intime.
Deborah Veil. – Le camp lui-même est tellement aseptisé, il n’y a plus de fours crématoires… J’étais très émue quand tu m’as montré où tu dormais.
Simone Veil. – On est allées ensemble dans le bloc, celui où j’ai été… On voit comment on couchait, c’est-à-dire à cinq, six, sept sur un espace grand comme la moitié de cette table.
Deborah Veil. – Et les murs de ces blocs que les gens ont griffés… tellement… C’est insupportable.
Simone Veil. – Il faut y aller si l’on pense que… enfin… si l’on sent qu’on peut supporter. C’est tout de même important.

Quand avez-vous parlé à vos enfants ? Avez-vous sauté une génération pour vous confier peut-être plus facilement à vos petits-enfants ? 
Simone Veil. – Je ne sais pas… J’ai dû en parler davantage avec mes fils. À ce moment-là, Auschwitz était plus proche. Dans nos conversations, c’était sous-jacent. Ils ont lu des livres, ils m’en parlent. C’est très présent.

Simone Veil, une vie de combats

Vous dites, Deborah, que ça vous accompagne dans votre vie de tous les jours… 
Deborah Veil. – Je me souviens très bien du jour où ma mère m’a expliqué ce qui s’était passé pendant la Seconde Guerre mondiale… Le jour où, dans ma petite tête d’enfant, j’ai cessé d’avoir la foi. Complètement et définitivement. J’avais 8 ans. Très peu de temps après – tu te souviens? –, j’ai fait un exposé en classe. Je t’avais posé des questions sur ta déportation, bien plus librement que je ne le ferais aujourd’hui. La maîtresse était en colère contre moi, car personne d’autre dans notre classe à cet âge-là ne savait. Je n’imagine pas, une fois qu’il n’y aura plus personne pour témoigner directement, que la Shoah tombe dans l’oubli. C’est mon devoir, en tant que petite-fille de ma grand-mère, de m’assurer que la mémoire soit transmise.
Simone Veil. – La transmission, c’est compliqué. Je me souviens d’une rencontre organisée sur la Shoah au Parlement européen, à Strasbourg. J’avais dit qu’il faut trois générations pour qu’on puisse en parler. Et je me référais ainsi à Moïse qui reste dans le désert pendant quarante ans. Quarante ans, c’est la troisième génération. Pour ceux qui sont les enfants ou les très proches…, ils ne le supportent pas. Avec la troisième génération, la distance est faite et, en même temps, la volonté de l’assumer.

Pour les petits-enfants de déportés, la troisième génération, vous êtes quelqu’un de proche. Face à la barbarie, votre témoignage est très positif. D’une volonté d’anéantissement est sorti un message de vie…

Simone Veil. – Je vous remercie. Parce que nous, nous avons le sentiment que nous sommes des optimistes, contrairement à l’image que l’on a donnée des survivants. En définitive, nous avions l’impression que c’était une victoire d’être rentrés – je ne parle pas de toutes les pertes que nous avons eues. On y a réchappé. On se disait : si quelques-uns rentrent, il faut qu’ils rentrent pour raconter. C’était ça qui nous portait. Ça qui comptait.
Deborah Veil. – L’histoire de ma grand-mère, je la porte en moi. Je me sens très concernée, non pas frustrée ou étouffée par le poids de cette mémoire. Pas du tout. Au contraire.

C’est presque une richesse ? 
Deborah Veil. – Presque, oui.
Simone Veil. – Oui, il faut profiter de la vie.

À vingt-sept ans, Simone Veil, vous aviez déjà un mari, trois enfants et un métier très prenant. «Une femme qui en a la possibilité se doit de poursuivre des études et de travailler, écrivez-vous, il y va de sa liberté et de son indépendance.» Là encore, c’est un message que vous retenez de votre mère ? 
Simone Veil. – Absolument. Mes sœurs et moi-même, nous avons beaucoup souffert de voir notre mère tellement dépendante de son mari. Certes, elle était sa passion. En même temps, elle n’avait aucune liberté financière, et je l’ai vue mentir héroïquement pour m’acheter un petit pain au chocolat.

Cette autonomie financière, Deborah, vous semble-t-elle également indispensable ? 
Deborah Veil. – Elle s’impose, comme une évidence. Mon père m’a toujours élevée dans cette idée.
Simone Veil. – Aujourd’hui, c’est passé dans les mœurs. Ça a été LE grand conflit avec mon mari : je lui ai toujours dit que je ne céderais jamais là-dessus.

Mère et ministre, vous n’étiez alors jamais à la maison avant 22 ou 23 heures… 
Deborah Veil. – Jamais dans les propos de mon père je n’ai vu transparaître un manque, une souffrance. Quand je vois les enfants de ma grand-mère, je me dis que pas une seconde ils n’ont manqué de quoi que ce soit. Ce sont des hommes avec de telles qualités humaines… Ma grand-mère a eu totalement raison dans un monde d’hommes de s’imposer ainsi.
Simone Veil. – Je ris, parce qu’un jour je suis rentrée à la maison et j’ai vu Pierre-François, qui avait cinq ans à peine, la main bandée. Son frère Jean, de sept ans son aîné, me raconta alors que le petit s’était blessé contre une porte vitrée, qu’ils étaient allés ensemble chez le pharmacien, puis à l’hôpital Necker… Il était manifestement très content de son rôle ! Ça n’a pas changé…

Que pensez-vous des différences de statut, des écarts de salaires qui persistent entre hommes et femmes
Simone Veil. – Je trouve que la France est dans un état honteux à cet égard par rapport aux autres pays européens. Des femmes en politique, il y en a très peu. À l’Assemblée, pratiquement aucune n’est en situation de responsabilité. Dans les entreprises privées, dans l’Administration, c’est la même chose. Juste après l’épisode des Juppettes, nous avons fait adopter des textes. Ils ne sont toujours pas respectés. Les partis politiques préfèrent continuer de payer des amendes. Je suis étonnée – et je l’ai fait savoir – qu’il n’y ait pas quelqu’un, dans le gouvernement actuel, chargé de ces questions, et que personne ne proteste. Je ne sais pas comment tu ressens ça, Deborah : si, pour toi, l’égalité entre les hommes et les femmes doit être une égalité de principe, fondée sur le fait qu’il n’existe pas de différence entre les sexes… Moi, j’ai tendance à penser qu’en plus – car il y a un plus ! –, comme les hommes et les femmes ne sont pas faits de la même façon, c’est un enrichissement pour la société. Bientôt, il y aura un colloque autour de Simone de Beauvoir, et je pense qu’on va discuter de tout ça.
Deborah Veil. – Je pourrai venir avec toi ?
Simone Veil. – Mais oui !

Vous êtes restée sept années à l’Administration pénitentiaire, de 1957 à 1964… Comment jugez-vous la situation des prisons aujourd’hui ? 
Simone Veil. – C’est effrayant. Nous n’avons pas construit suffisamment de nouvelles prisons, et les conditions de détention sont épouvantables. Le budget de la Justice a un tel retard, voilà le drame.

«Avec l’âge, je suis devenue de plus en plus militante de la cause des femmes», écrivez-vous… 
Simone Veil. – Je m’en suis toujours occupée… Mais ma popularité reste d’abord liée au texte de loi sur l’IVG voté en 1974. À l’époque, je me suis demandé si les hommes n’étaient pas finalement plus traumatisés par la contraception que par l’avortement. C’est la contraception qui consacre la liberté des femmes et leur donne la maîtrise de leur corps. Une idée alors insupportable pour les hommes. Par ailleurs, autour de 1968-1969, les responsables politiques et économiques cherchaient à inciter les femmes à travailler. Comme à faire venir des travailleurs immigrés. Je me souviens d’avoir dit alors : «Au fond, les femmes et les immigrants, c’est pareil. On les emploie quand on en a besoin, on les renvoie quand on n’en veut plus.» Je suis favorable aux mesures de discrimination positive, car au moins elles font avancer les choses. Dans les banlieues, on le constate. Pour les femmes, dans certains cas, ça me paraît aussi souhaitable.

Vous dites que ce que vous avez obtenu dans la vie, vous l’avez obtenu précisément parce que vous êtes une femme… 
Simone Veil. – Je l’ai toujours ressenti comme cela : je suis la femme alibi. C’est aussi pour ça que j’ai fait beaucoup de choses. Quand venait un projet, on disait : «Ah… et si on lui demandait, à elle.» Je suis entrée au gouvernement de Jacques Chirac en 1974, parce que le nouveau président, Giscard d’Estaing, avait promis aux Français qu’il nommerait des femmes. Quand j’ai présidé le Parlement européen, c’était aussi l’idée, même si je crois que Giscard voyait surtout un symbole fort dans le fait que j’avais été déportée. Je dois quelque chose aux femmes. J’étais un peu une exception.

À Auschwitz aussi, vous pensez qu’être une femme vous a sauvée ? 

Simone Veil. – Oui, encore que… au camp, c’était autre chose. J’y suis arrivée en pleine santé, à 16 ans. Quinze jours avant, j’étais à Nice. La plupart de ceux qui arrivaient à Auschwitz étaient restés très longtemps dans des ghettos, ou bien détenus ailleurs… Un jour, une femme – c’était une architecte – avait réussi à négocier deux robes, elle m’en a donné une. Une robe, ça changeait les choses. Et puis, j’avais eu la chance d’être dans un convoi où l’on ne m’avait pas rasé les cheveux. C’est sans doute pour cette raison que la chef de camp, une Polonaise brutale avec les autres déportées, m’a désignée pour travailler dans un autre camp moins dur, avec ma mère et ma sœur…

Votre livre est traversé par le personnage de votre mère. Dans un très beau passage, il semble qu’à 80 ans ce soit vous, son enfant, qui êtes devenue sa protectrice. Deborah, il vous arrive d’avoir envie de protéger votre grand-mère, plus qu’elle ne vous protège ? 
Deborah Veil. – Je me sens encore très protégée, je n’ai rien vu du monde ! J’ai énormément de chance.
Simone Veil. – Ce qu’il y a aussi, c’est que ta mère n’a pas besoin d’être protégée. Moi, à 6 ans, je protégeais déjà la mienne. Je bataillais avec mon père, qui n’était pas comme il aurait dû être avec elle. Au camp, elle se laissait voler sa soupe si on ne la protégeait pas. En janvier 1945, pendant la marche de la mort, dans la neige, le froid, on a marché soixante-dix kilomètres, comment a-t-elle pu supporter cela dans son état… Des gens s’accrochaient à elle. Je leur disais : «Non. Vous marchez ou vous ne marchez pas, mais vous n’entraînez pas maman dans la mort.» Et je les repoussais (les nazis fuient l’avancée des Russes, entraînant avec eux quelque quarante mille déportés par – 30C°, NDLR.).

Vous parlez d’un amour maternel qui va vous donner une force immense…
Simone Veil. – En ayant chaque jour son image dans la tête, la mémoire de ce qu’elle était, oui. Mes camarades de déportation gardent un souvenir exceptionnel de maman, de la dignité qu’elle avait.

Êtes-vous prête à partager désormais tout cela avec des lecteurs, Deborah? 
Deborah Veil. – Oui, tant mieux ! Enfin ! Elle seule pouvait écrire le récit de sa vie !
Simone Veil. – Je suis en train de réfléchir à la dédicace à inscrire sur le livre.
Deborah Veil. – Tu y as pensé, déjà ? (Silence.)

Vous évoquez votre admiration pour des êtres aussi différents que Hillary Clinton, Anouar el-Sadate, Nicolas Sarkozy et Nelson Mandela. Quel point commun entre eux et vous ? 
Simone Veil. – Ce sont des gens qui agissent. Qui ont toujours envie d’en faire plus, de se battre. Ils ne sont pas conventionnels. Hillary Clinton est très impressionnante par son intelligence, sa façon de s’exprimer… Sadate a eu beaucoup de courage, il l’a payé en étant assassiné. Il n’y a pas beaucoup de sages comme lui. Ce qu’ont réalisé Nelson Mandela et Frederik De Klerk est formidable : arriver à faire la paix grâce à un principe d’unité-réconciliation. Je trouve qu’on devrait s’en inspirer davantage. Il faut toujours penser qu’il y a peut-être une issue quelque part.

C’est ça aussi, l’esprit contestataire ?
Simone Veil. – Mais oui, bien sûr ! La contestation, c’est interroger : est-ce que vous êtes sûrs qu’il n’y a pas autre chose ? qu’il n’y a pas mieux? Ce qu’on conteste, ce sont moins les grands principes que le quotidien qui ne marche pas.

Des combats que votre grand-mère a menés, y en a-t-il un que vous aimeriez poursuivre, Deborah ? 
Deborah Veil. – Choisir, vous ne pouvez pas me demander ça ! Mais de quel combat je me sens le plus proche… Je me sens très concernée par la Shoah. Et puis par les droits des femmes. Je me sens aussi très européenne.
Simone Veil.– Tu vois, par rapport à l’Administration pénitentiaire, j’insiste sur un point qui est lié à la Shoah : on n’a pas le droit d’humilier les gens. Même en prison. Or les conditions dans lesquelles les gens sont détenus aujourd’hui sont inacceptables.

À la Fondation pour la mémoire de la Shoah, après vous, David de Rothschild, né en 1942, a repris le flambeau. Comment faire pour que cette mémoire, entre les mains d’une génération qui n’a pas été touchée directement, dans sa chair, reste aussi vive ? 
Deborah Veil. – Mais toi, grand-mère, tu continues de regarder ça de près, non ?
Simone Veil. – Non. Car j’ai un principe : quand on a quitté, on a quitté. Nous sommes à un tournant. Il ne reste pratiquement plus de survivants. Il fallait passer le relais, il y a beaucoup à faire. Au fond, ma vie, elle est tout de même… Il y a certes le passé, auquel je pense beaucoup. Mais au fond, je suis une optimiste.

Optimiste, votre livre l’est, résolument ! 
Simone Veil. – Oui. Même dans des circonstances horribles, j’ai rencontré de la fraternité.
Deborah Veil. – Je suis fière, hyperfière. Et je trouve que tu fais très, très jeune. C’est sûrement le fait d’avoir été si occupée, si longtemps. Je suis très fière de toi.
Simone Veil. – Ton grand-père est un acharné, ton père est aussi comme ça. Alors tu seras comme ça, ma chérie. C’est aux projets qu’il faut consacrer son énergie.

Claire Fournier a écrit sur une cérémonie :
« 27 janvier 2005, anniversaire de la Shoah. Je passe l'après-midi rivée à mon poste TV, j'assiste en direct à la cérémonie. Il fait très froid dans ma maison de campagne, et tellement plus froid à Auschwitz : -10 degrés. La cérémonie dure quatre heures, dans la neige et sous une tempête de neige, et s'achève à la nuit tombante. Rassemblés sur la place où avaient lieu les appels, les survivants (c'est-à-dire : les plus solides dans les camps, mais les plus fragiles aujourd'hui) sont exposés à un froid glacial – mortel. Assis, tremblants quoique emmitouflés dans leurs fourrures et lainages, les rescapés écoutent d'interminables discours cent fois entendus ; je supplie intérieurement les orateurs d'avoir pitié. Puis ils attendent que les délégués de 44 pays déposent tour à tour, lentement, une bougie sur les plaques commémoratives. Ces délégués, chauves pour la plupart, doivent ôter chapeau ou chapka de longs moments. Chirac et Poutine, chauves, sont violacés ; la reine Béatrix de Hollande claque des dents ; les mâchoires frigorifiées de Simone Veil, vêtue de fourrure mais tête nue, peinent à articuler les mots de son discours, etc. De manière inattendue, une femme surgit en pull, bras nus, saisit le micro et lance avec fureur : Cela n’arriverait pas aujourd’hui car nous avons des armes ! Des hommes s’approchent d’elle et l’éloignent discrètement. D’autres discours. Les anciens déportés  attendent que ça se passe les mains enfouies sous des couvertures posées sur leurs genoux.  
De quoi achever ces vieillards. (Dans mon fauteuil j’étais glacée rien qu’à les regarder.) Ce fut pire quand, la nuit tombant, le froid s’est encore accru. – La moitié des survivants auront quitté Auschwitz… pour tâcher de survivre à la cérémonie, vite se couler dans leur lit avec une bouillotte, un grog, peut-être une pneumonie.
Quels fonctionnaires au chaud dans un bureau, négligeant l’âge des déportés, ont eu l’idée d’une cérémonie aussi longue dehors en plein hiver ? Et comment ne pas penser à l'appel qui durait lui aussi quatre heures ? Comment n'être pas ramené au comportement des gardiens de camps ? – J’ai pensé que la Shoah a pu être sinon pilotée, encadrée par ce genre d’inconscients.
Mais il y a eu un moment très fort. Les cinq dernières minutes. La rampe d’accès au camp s'est enflammée, la ligne de feu émerge de la nuit de glace qui est tombée sur le camp. Le silence règne. Aujourd’hui a rejoint hier. On n'est plus avec les rescapés en 2005 mais avec les déportés en 1945. On n'est plus dans l'anniversaire mais dans le temps de la chose célébrée.
Pour cinq minutes poignantes, une cérémonie aberrante qui prouve que notre génération, en dépit de l'affirmation du contraire, a déjà oublié – n'étant plus dans le moment dont il s'agit. 
 
Je me souviens : verbe pronominal. Qui a jamais pu dire : je te souviens ? 
Un jour, les passants jetteront sur le mémorial de la Shoah le regard distrait que nous portons sur les monuments aux morts de la Grande guerre, et les noms gravés ne seront pas plus parlants que ceux des Poilus. Les hommes et les âges sont sans pitié. 
La connaissance historique, un jour, se substitue au souvenir.
 
Comme la marée blanchit le sable, le temps blanchit l'horreur.
"Demain confondus chez les morts ; après-demain, confondus dans l'oubli." (Caton)
 
Le président Chirac, reconnaissant la responsabilité de l'État français dans la déportation des Juifs, veut regarder l'Histoire en face. Qu'est-ce donc que « regarder l'Histoire en face » ? Le présent ondule, insaisissable : encore un reste du passé, déjà un début d'avenir. À peine l'Histoire est-elle possible. D'où l'invocation d'une impossible urgence.
Le révisionnisme n'est pas le négationnisme. Il ne procède pas d'une volonté de nier, mais au contraire d'approfondir le passé à la lumière du présent en vue de l'avenir. L'Histoire est par définition un révisionnisme permanent. S'opposer à la re-vision du passé, c'est combattre l'Histoire. Le jadis est une re-vision.
 Au revoir ! À la revoyure ! – Révisionnisme et revoyure. Le contraire de « À Dieu » !
 
Le présent est une pierre sans fin ricochant sur l'eau du temps.
L'Histoire est un collier d'ondes au cou du temps.
 
(Cl. Fourier, « À contre-jour(nal), En filant le temps, 1er novembre 2004-1er novembre 2005 », Jean-Paul Rocher éd., 2006)


 

Le cœur serré par l’émotion, c’est à vous tous, ici rassemblés, que je m’adresse. Il y a soixante ans, les barrières électrifiées d’Auschwitz Birkenau tombaient, et le monde découvrait avec stupeur le plus grand charnier de tous les temps. Avant l’arrivée de l’Armée Rouge, la plupart d’entre nous avions été emmenés dans ces marches de la mort au cours desquelles beaucoup ont succombé de froid et d’épuisement. 


Plus d’un million et demi d’êtres humains avaient été assassinés : le plus grand nombre d’entre eux gazés dès leur arrivée, simplement parce qu’ils étaient nés juifs. Sur la rampe, toute proche d’ici, les hommes, les femmes, les enfants, brutalement débarqués des wagons, étaient en effet sélectionnés en une seconde, sur un simple geste des médecins SS. Mengele s’était ainsi arrogé droit de vie ou de mort sur des centaines de milliers de juifs, qui avaient été persécutés et traqués dans les coins les plus reculés de la plupart des pays du continent européen. 


Que serait devenu ce million d’enfants juifs assassinés, encore des bébés ou déjà adolescents, ici ou dans les ghettos, ou dans d’autres camps d’extermination ? Des philosophes, des artistes, de grands savants ou plus simplement d’habiles artisans ou des mères de famille ? Ce que je sais, c’est que je pleure encore chaque fois que je pense à tous ces enfants et que je ne pourrai jamais les oublier. 


Certains, dont les rares survivants, sont, il est vrai, entrés dans le camp, mais pour y servir d’esclaves. La plupart d’entre eux sont ensuite morts d’épuisement, de faim, de froid, d’épidémies ou eux aussi, sélectionnés à leur tour pour la chambre à gaz, parce qu’ils ne pouvaient plus travailler. 


Il ne suffisait pas de détruire notre corps. Il fallait aussi nous faire perdre notre âme, notre conscience, notre humanité. Privés de notre identité, dès notre arrivée, à travers le numéro encore tatoué sur nos bras, nous n’étions plus que des " stucks ", des morceaux. 


Le tribunal de Nuremberg, en jugeant pour crimes contre l’humanité les plus hauts responsables, reconnaissait l’atteinte portée non seulement aux victimes mais à l’humanité tout entière. 


Et pourtant, le vœu que nous avons tous, si souvent exprimé de " plus jamais ça " n’a pas été exaucé, puisque d’autres génocides ont été perpétrés. 


Aujourd’hui, 60 ans après, un nouvel engagement doit être pris pour que les hommes s’unissent au moins pour lutter contre la haine de l’autre, contre l’antisémitisme et le racisme, contre l’intolérance. 


Les pays européens qui, par deux fois, ont entraîné le monde entier dans des folies meurtrières, ont réussi à surmonter leurs vieux démons. C’est ici, où le mal absolu a été perpétré, que la volonté doit renaître d’un monde fraternel, d’un monde fondé sur le respect de l’homme et de sa dignité. 


Venus de tous les continents, croyants et non croyants, nous appartenons tous à la même planète, à la communauté des hommes. Nous devons être vigilants, et la défendre non seulement contre les forces de la nature qui la menacent, mais encore davantage contre la folie des hommes. 


Nous, les derniers survivants, nous avons le droit, et même le devoir, de vous mettre en garde et de vous demander que le " plus jamais ça " de nos camarades devienne réalité.

 

Le discours de Simone Veil est également accessible sur le site de l'Elysée:
Allocution de Simone Veil.

 

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